jeudi 8 juillet 2010

Suite de l'article précedent ; réflexion sur l'institution du mariage à Jerba.


Le mariage sur l’île de Jerba est un fait social total. Il dure en principe trois jours mais s’étend dans les faits sur une bonne quinzaine de jours. Entre les préparatifs, les divers rituels et les festivités du convoi de la mariée, c’est tout le hameau, l’ensemble des clans, toutes les générations qui entrent en communion. C’est cette dimension sociale forte qui explique à quel point à Jerba plus qu’ailleurs le mariage est une véritable institution plus qu’une affaire entre deux personnes tant est si vrai qu’il est très rare au cours d’un mariage traditionnel jerbien de voir les mariés ensembles. A peine, ont-il le temps de se croiser au cours d’une des multiples processions ou lors de la fêlure de l’œuf le soir fatidique.

C’est qu’à Jerba les cérémonies qu’occasionnent le mariage et plus largement la vie familiale remplissent une fonction sociale importante voire vitale dans la socialisation des hommes et des femmes au vivre ensemble multiséculaire jerbien.

Dans un environnement géographique très contraignant que représente la vie insulaire, le mariage concourt avant tout au renforcement de la solidarité sociale entre les hommes et à la réalisation ce faisant de l’autonomie de subsistance.

Aussi, le mariage entre deux personnes est souvent le mariage de deux clans dans une perspective de nouer de nouveaux liens sociaux et d’amélioration de part et d’autre l’ordonnancement de chaque famille, c'est-à-dire de sa capacité à satisfaire efficacement ses besoins.

Depuis des siècles, le mariage jerbien perpétue un type de famille que l’on désigne communément de complexe, c'est-à-dire une famille faisant cohabiter plusieurs génération sur un même espace. On parle également de famille élargie pour signifier l’idée selon laquelle la famille ne saurait se restreindre aux seuls parents et enfants à l’exclusion des collatéraux et des grands parents.

L’histoire du mariage de mon propre père est assez éclairante. En âge de se marier et en sa qualité d’aîné, sa mère lui recherche une femme du même clan mais d’une branche différente. Dans l’esprit de sa mère et selon son aveu même, « il s’agissait de trouver non seulement une femme de bonne famille mais aussi une femme à forte personnalité qui saurait gérer et animer la vie au quotidien de tout un clan ».

C’est ainsi que ma mère en sa qualité de femme d’aîné assurait en plus des tâches ménagères, la responsabilité de faire tourner le moteur du puit ou d’intervenir pour débrouiller un litige entre deux membres de la famille.

Ces tâches ne sont qu’un exemple de l’étendue de la responsabilité qu’une femme jerbienne endosse lorsqu’elle intègre par le truchement du mariage un nouveau clan. C’est tout ce poids à la fois lourd et, de leur propre aveu, gratifiant que les femmes jerbiennes de toutes conditions ont pour mission de porter lorsqu’elles se marient. Une fois la preuve de leur compétence à animer la vie du clan apportée, elles sont pleinement reconnues au sein du groupe et jouissent ipso facto d’un pouvoir informel très étendue dès lors qu’elles s’engagent au quotidien sur pléthores de décisions plus ou moins importantes.

Prétendument subordonnées à l’autorité de la belle-mère, les belles-filles finissent par s’émanciper avec le temps et constituent alors un véritable contre-pouvoir respecté au sein du clan. En effet, leur exposition permanente aux affaires du clan leur permet de développer de redoutables qualités de diplomates. Elles finiront ainsi par savoir comment faire passer leurs décisions en ménageant les différentes autorités. Leur pouvoir en mouvement, cependant, est scrupuleusement respectueux à la fois des protocoles et des formes de courtoisies consacrées.

Il est aisé de comprendre dans ces conditions, que le clivage et pour ainsi dire le conflit d’intérêt n’est nullement incarné par l’opposition homme-femme comme pourrait le penser naïvement un « touriste » fraîchement débarqué sur l’île, mais plutôt par la dualité belle-mère – belle-fille. Les deux hommes, que se soit le patriarche ou le fils, mari de la belle-fille, joueront surtout le rôle de modérateur (wazi’). C’est surtout le cas pour le patriarche puisque le fils sera dans les faits davantage victime de campagnes de manipulations initiées tantôt par sa mère tantôt par sa femme.

Ces schémas relationnels sont évidemment une caricature, ils témoignent pour autant dans une certaine mesure de l’équilibre entre les pouvoirs que les familles jerbiennes ont contribué à instaurer au fil des générations comme une voie média entre l’omnipotence de la belle-mère et le pouvoir capricieux de la belle-fille.

Il était important de rappeler cette image idéal typique pour comprendre les nombreuses ruptures qu’est en train de connaître le modèle familial jerbien.

Si d’un point de vue anthropologique, la vie familiale à Jerba est un succédané de cité très bien structurée, selon des codes et une distribution des pouvoirs relativement subtile, nous assistons depuis une vingtaine d’année à un lent processus de désagrégation de cet agencement qui se traduit notamment par un possible dépérissement de la famille, comme instance sociale et politique.

Les litiges entre des membres d’une même fratrie, les procès entre collatéraux suite à un désaccord sur la liquidation de la succession de l’ancêtre commun, la banalisation du divorce, la fin de la vie en communauté dans un houche, l’isolement voire l’abandon de parents sénescents, la diffusion d’un esprit bling bling avec l’érection de villa hollywoodienne sont autant de manifestations funestes de cette profonde et, peut être fatale, désarticulation.

Dans ce processus complexe, la nouvelle génération de belles-filles a joué un rôle prépondérant.

La jeune jerbienne éduquée par l’école républicaine tunisienne, galvanisée par une vulgate d’émancipation de la femme à tout prix, ne pouvait plus supporter le schéma relationnel traditionnel où la belle-mère a officiellement tous les pouvoirs alors que la belle-fille après quelques rituels de passages fini par acquérir un pouvoir d’autant plus réel qu’il devra rester informel.

Cette subtile distribution des pouvoirs a littéralement échappé ou a été sciemment rejetée par la belle-fille nouvelle génération. Son snobisme ringard, pâle réplique de la prestance des grandes familles tunisoises, fut souvent l’insigne de sa volonté de sécession. Cela se traduira par une sourde volonté d’éliminer toute influence de la belle-mère sur son mari.

Nous sommes à la fin des années 1980, cette phase correspond à la construction des premières maisons dites villas et le départ corrélatif des houches des hommes capables de bâtir une villa.

La différence architecturale entre les deux types de maisons trahit une franche différence de conception du vivre ensemble.

Si au sein du Houche, la famille demeure structurellement solidaire, l’on devient mécaniquement individualiste et égo-centré dans la villa.

Le Houche peut compter jusqu’à 5 familles composées chacune d’enfants qui mutualise les espaces de détentes et de cuisines. Ici, l’espace est ouvert et accueillant. Il respire la solidarité, le partage et une tonifiante spontanéité. Les rires des enfants sous le regard bienveillant du grand père assis dans la véranda animent le patio où hommes et femmes bavardent, travaillent un tissu ou tout simplement se reposent après une journée de travail. Là, l’architecture a été conçue pour accueillir une seule cellule familiale, l’espace y est reclus et barricadé. Les enfants jouent aux jeux vidéo et il faut être formellement invités pour rendre visite.

Cette volonté de sécession affectera également les moyens de transport.

Dans les années 1980, même les plus fortunées des familles de l’île ne possédaient qu’un véhicule collectif (la mythique et polyvalente 404 bâchée !) permettant au quotidien les convois massifs de personnes et qui permettaient ainsi de donner vie aux valeurs de solidarité et de partage, chères à l’éthique Ibadite. Les premiers véhicules restreignant le nombre de personnes arrivent pour satisfaire les aspirations des « nouvelles venues » ; aller à la plage, prendre un verre dans la zone touristique, faire une promenade nocturne en tête-à-tête. Ces pratiques culturelles importées directement des mœurs citadines ne pouvaient prospérer dans la culture jerbienne sans heurter les fondamentaux du vivre ensemble, dont le plus important pourrait être traduit par le leitmotiv suivant : tout partager de manière inconditionnelle.

Graduellement, la conception universaliste et inconditionnellement solidaire qui régissait le vivre ensemble, au premier chef duquel on retrouve la vie familiale, est remise en cause par une conception exclusiviste des rapports humains, et une volonté aveugle de faire triompher les intérêts, par trop capricieux, de chacun sur ceux du groupe. Cette étape sera précipitée avec l’affaiblissement physique des derniers patriarches qui dans l’inconscient jerbien représentent à l’instar d’un roi, l’unité de la famille par delà les brouilles et les mésententes contingentes.

Il est bien évidemment simpliste d’imputer à la seule belle-fille la cause de ce désordre. Il faut également considérer le discrédit de la conception traditionnelle du vivre ensemble chez les jeunes acquis à la cause de l’idéologie de la liberté envers et contre tout. Une valeur aussi noble que la liberté fut, insidieusement utilisée, comme dynamite pour imploser le système de valeurs jerbien. En effet, les revendications intempestives d’indépendance exprimées ici ou là, de manière plus ou moins raisonnables, allaient irrémédiablement sceller la fin du vivre ensemble en sens traditionnel, c’est à dire inconditionnel, solidaire et intergénérationnel.

Il est frappant de constater que les rares familles qui ont réussi à conserver le mode de vie autour du Houche ne connaissent pas ou peu de problèmes relatifs au partage des terres alors que les familles qui ont initié le morcellement des terres en demeures sur plusieurs étages barricadées par des murs de béton croulent sous d’inextricables disputes sur ce qui reste de patrimoine commun. Dans une génération, les collatéraux ne seront plus cousins mais voisins indifférents.

Voici un tableau très général de la dégénérescence en cours du modèle familial jerbien qui ne parvient plus à articuler les aspirations personnelles légitimes et l’impératif d’unité inconditionnelle du groupe familial et tend à prendre deux orientations qui semblent menancer à terme la pérennité du modèle familial jerbien, solidaire, intergénérationnel et autosuffisant.

En effet, malmené par plusieurs tendances, toutes en définitives mutilantes, le modèle familial jerbien est plus largement la famille comme instance socialisatrice au savoir vivre et au vivre ensemble de l’île est sérieusement menacé de dépérir. De nombreuses familles émigrés en ville à Tunis ou à l’étranger, considèrent la vie autour du Houche comme correspondant à un stade passé et en ce sens révolu considérant l’individualisation de l’espace, du patrimoine comme la dynamique majeure structurant les rapports à l’espace et entre les hommes. D’autres familles, en réaction à l’excessive ouverture de la tendance précitée seront tentés d’observer un conservatisme stérile, celui des gardiens du temple qui auront une vision monolithique et par trop figée de la culture jerbienne au point d’emprunter les relents d’un néo-fascisme trahissant l’esprit et la lettre de l’éthique jerbienne multiséculaire.

Il semblerait que la famille jerbienne comme instance d’éducation à un vivre ensemble intergénérationnel, inclusif et solidaire n’a plus les moyens de survivre dans un contexte culturel mondialisé où la satisfaction des intérêts personnels semblent inexorablement primer sur les intérêts du groupe et d’une quelconque communauté.

Par delà cette dichotomie, c’est dans doute aussi le résultat de l’infiltration de l’esprit citadin ces 20 dernières années au sein des communautés jerbiennes émigrées qui est à l’origine de la désarticulation de la famille comme instance socialisatrice au vivre ensemble autosuffisant.


H-B